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Le désespoir n'existe pas
2010

Poème des degrés 
(Kaddish pour Paul Celan)

Fais sauter les cales de lumière 
la parole flottante est au crépuscule
Paul Celan

Fais sauter les cales de lumière
la parole flottante est au crépuscule
du premier au dernier souffle
la parole ne t'appartient pas 
blessure
blessure 
d'un dieu en exil

tu parles 
avec le sang de la voix la plus vive
de la voix contre la mort
de la voix pour vider les ténèbres
tu parles
en l'infini parlant 
éclosion amoureuse
éclosion perpétuelle
tu parles 
jusqu'au bonheur de l'opaque 
jusqu'à la force de l'énigme
jsuqu'aux larmes internes

fais sauter les cales de lumière 
la parole flottante est au crépuscule
comme si l'on ne pouvait
éclairer l'autre 
que par sa propre obscurité
tu viens réveiller 
notre chair de souffle 
mettre au jour
le verbe ouvert
au fond des infinis

t'enfoncer 
dans la chair de la langue 
la désenfouir
comme une offrande 
avaler 
ses bouchées de silence

viens dire 
ce qui nous laisse sans voix
parleur de silence 
viens 
gravir d'autres étés 
capter le monde 
comme une pentecôte continue 

viens chercher 
les amandes 
viens chercher les lucioles
dans la nuit des mots
dans la nuit des morts
parle 
au coeur de cette brèche 
où nous saisit le souffle blanc

fais sauter les cales de lumière
la parole flottante est au crépuscule
viens dire et redire
le la
d'un corps vide et lumineux
qui marche au coin des rues
qui marche au coin des mots 
capter toutes les spirales
du vertige

par-dedans 
au vif du feu
dans le bois sec
au plus intime du séisme
dans le silence tremblé 
de ta stupeur

à l'écoute 
du big bang incessant 
de la parole 
viens 
rassembler 
convoquer le monde entier
à l'intérieur d'un seul mot

fais sauter les cales de lumière
la parole flottante est au crépuscule
n'importe qui 
met son âme aux enchères 
sur des écrans flottants
mais tu avances
avec ce qui voit en nous

un secret d'errances 
l'inouï du chant
malgré
les vents de cendres sur la neige 
un oracle
dans la forêt des morts

mais tu avances 
innombrable et nu
inlassablement fidèle 
à ton égarement
tu avances au coeur de la voix
vivante et vive

tu aimes 
tu sèmes 
tous tes mots de passe

tu es 
Celui-Qui-N'a-Plus-Rien
La-Grammaire-Des-Fardeaux
Le-Cueilleur-De-Pulpes

tu es
Le-Résigné-Peuplé-D'oiseaux
L'Etoile-Des-Perditions
Le-Centre-Des-Douleurs-Pétrifiées

tu es 
Le-Vif-Du-Vent-Du-Visage
Le-Vent-Du-Visage-De-La-Voix
La-Voix-Du-Visage-De-La-Vie

fais sauter les cales de lumière
la parole flottante est au crépuscule
elle collecte les étincelles
elle dit tous les souffles
de ta chambre-monde

là où tu écoutes sans relâche 
ce que dit Rabbi Nahman
choisis-toi un verset
oui choisis-le pour nous
lis-le bien
Lis-le plusiseurs fois
encore et encore 
martèles-en la porte 
jusqu'à ce qu'elle s'ouvre pour toi

alors ton souffle 
s'habille de toutes les voix
alors
il s'habille de toutes les âmes
car l'âme c'est le souffle 
rien d'autre
c'est le passage parlé en nous 
l'ouverture régénérante

fais sauter les cales de lumière
la parole flottante est au crépuscule 
là où ton écriture
s'ouvre en danse mystérieuse
là où elle devient 
la matière de ton esprit 
là où tu fais voir 
quelque chose de plus vif
quelque chose 
de plus vivant que nous

là où ton écriture 
est une traversée de tournesols
une résonance 
des commencements du monde

là où elle réactive 
où elle respire en spirale
où elle descend 
loin dans la lumière 
et parce que tu descends
tu avances 
et parce que tu descends 
tu t'enfonces
dans ton absolue singularité
tu avances 
pour rejoindre l'autre
en devenant sans fin ce que tu es 
tu avances 
parmi les vitraux des rumeurs 
les souvenirs en coups de hache
l'effondrement des temps

tu avances 
dans l'étrangeté même de la langue 
pas seulement 
pour lui tordre le cou
mais pour la considérer 
comme une science de l'excès
un exercice 
de transfiguration 

tu avances 
pour blanchir les coeurs noircis 

ton nom et ta main
écoutent la bouche du coeur
ton nom et ta main 
s'allongent dans la fin de l'été 
ton nom et ta main 
fusent comme une balle tirée sous la pluie

ton nom et ta main 
cherchent les amandes qui rêvent 
celles de l'amandier intérieur
celles de l'amandier
qui étend le ciel en nous 
celles de l'amandier-vent de nuit

une vaste étendue d'écriture 
que personne n'a encore foulée
voilà le prodige
le prodige 
de chaque nouveau matin

voilà un inventaire de résistance 
bris de vent bruyère des marais
heure vide jour des morts
oeil vers le ciel pour baiser d'infini
couteau du coeur pour nuages d'été 
porte du matin étoile qui rampe 
lèvres éboulis chiffre de minuit 
voilà la voix dans laquelle 
tu puises à boire 

d'instant en instant
tu deviens chacun d'entre nous 
tu dis
nos âmes se dispersent en flocons
tu dis 
nous ne rêvons plus à la vie complète 
tu dis 
reprenons le delta à la source 
tu dis 
notre feu n'st plus fauve
tu dis 
envahissons l'avenir

alors nous t'écoutons 
nous t'écoutons


parce que les amants dorment dans ta bouche
parce que les amants tournent 
jusqu'à refaire le jour
parce que les amants frottent le monde 
avec le chant des morts
frottent le monde 
avec leurs mots invisibles

nous t'écoutons
dans ton entêtement à écrire
encore et toujours 
après même le dernier vers 
du dernier livre
quand tes mots 
prennent un goût de figue métallique

nous t'écoutons 
en remontant la nuit
nous t'écoutons
et nous voyons le mouvement 
de chaque ombre 
de chaque pensée 
de chaque émotion

nous t'écoutons
parce que tu t'écartes du courant 
parce que tu traverses 
l'infine première fois
parce qu'il y a dans tes mots 
quelque chose d'immortel

fais sauter les cales de lumière 
la parole flottante est au crépuscule
sur la ligne de fond
des bords de précipices
où nous naissons vraiment
dans la buée
et le parfum des immenses nuits
où chaque naufrage
nous rend plus vivants


tes poignées de mots
sont des poignées de terre
des poignées de terre et de main
une façon de dénaître
et de renaître
des sourires aérés d'angoisse
des frôlements de non-réponse
des rumeurs de pas dans la nuque


puis soudain
des collages d'infinie jeunesse
puis soudain
un corps-espace foisonnant
puis soudain
le scarabée dans la fougère


fais sauter les cales de lumière
la parole flottante est au crépuscule
la pluie chante
étrangement
jusqu'aux contreforts du coeur


le choeur
des ombres englouties
le choeur des ombres
debout sur la carte du monde


des ombres qui ont perdu
leur chemin
des ombres
qui ont perdu leur voix
des ombres qui ne savent plus
escalader le ciel
des ombres avec des tessons sur la langue


il fait un temps de fièvre et d'orties
qu'elles disent
le coeur livré aux intempéries
le coeur
fatigué de mourir
fatigué de puiser
à la pénombre


on en voit même plus l'enfer
qu'elles disent
des ombres aux pupilles immenses
cernées d'enluminures
piquetées de grains d'espoir
qui voudraient encore
dévaler vers la vie


viendras-tu viendras-tu
lumière qui nage
loin, bien loin des tanières
couleur d'amnésie
ou d'eau profonde
des tanières
ouvertes par la nuit
dans la fuite lente des mots


des ombres
qui ne veulent plus
neiger sur leurs pas
des ombres que nulle main
ne conduit plus
vers le toucher du temps


fais sauter les cales de lumière
la parole flottante est au crépuscule
un bandeau aveugle l'horizon
les nuages vont éclater
partout
on s'inquiète de toi


cependant
que tu répètes les psaumes
cependant que tu les fracasses
avec une tendresse vibrante
pour ouvrir les portes de l'âme


cependant que
tu les démantèles
pour ouvrir les portes du ciel
partout on s'inquière de toi
de cette nuit de poison noir
qui coupe la parole
de ces fleurs de cendre
qui font dormir les noms
le nom de l'amour
le nom de la vie
le nom des racines


viens
viens
il est temps
viens
avec tes veines ouvertes
en jeunes éclairs
viens
faire courir les enfants
viens faire entendre
le signe des signes


tout près tout près
par-delà ce qui fut
et ce qui sera


oui
viens renverser le souffle
vers nous vers nous


viens prononcer
la bénédiction


la rose de personne est sans pourquoi
la rose de personne est sans pourquoi
la rose de personne est sans pourquoi





Zéno Bianu 
Le désespoir n'existe pas
 2010
ELOGE DU SOUFFLEUR
(pour John Coltrane)


Je pars d'un point
et je vais le plus loin possible
au plus loin des possibles
je prends une note 
et je la transforme
en colonne sans fin 
sans relâche et sans fin 
je ménage des ouvertures
dans la peau du monde
des irruptions de jardins clos
des baies vitrées 
dans la chair même du son
je joue des notes comme je les vois
je n'invente rien
je fais apparaître
les désordres fluides du vivant
les marbres tremblés du temps
jusqu'à resplendir 
jusqu'à m'accorder 
au mouvement perpétuel de la lumière 
oui 
j'attends que la lumière 
se pose sur mes notes
comme un amant
comme un aimant
comme l'aimant des apparitions 
là où tout palpite
au fond de l'infiniment sensible
où l'identité n'est 
plus qu'un vacillement
pourquoi moi pourquoi toi
toutes les aubes viennent à ma bouche
toutes les aubes 
respectent l'ar-en-ciel
je suis un argonaute du souffle

je pars d'un point 
et je vais toujours plus loin 
j'avance le long de ma ligne de coeur
un peu Orphée un peu Faust
je passe à trvaers tous les cercles 
naissances morts renaissances 
s'en vont s'en reviennent 
à chaque seconde de chaque solo
je traverse mille frontières 
pour une liberté enfin déliée 
pour un surcroît de bienveillance
j'absorbe tout 
au velours de la vraie vie
au velours de la vraie nuit
j'accepte le chaos
dès lors qu'il apaise
dès lors qu'il irise 
dès lors qu'il flamboie
je n'aime pas la redite
mais l'obsession
je métamorphose
je tourbillon
je vortex
je voudrais me réveiller 
dans chacun de vos rêves
je voudrais vous faire entendre 
les grands territoires de la solitude 
chacune de mes notes met un mot 
sur votre mélancolie
un mot un seul 
un mot d'orage éblouissant 
un mot minéral
un mot volcanique
en plein coeur du monde et 
out of this world
écoutez-moi 
j'ouvre un espace
j'ouvre l'espace même 
mes trilles ont le pouvoir 
d'effacer tous les maux
je suis un ange viril

je pars d'un point 
mais quel est ce je 
qui part d'un point 
mon je n'est pas un je
c'est un vrai jeu un grand jeu
un je qui joue qui noue et dénoue 
un je-nous un je-monde
un je immensément collectif
inconditionnel 
un je qui n'est que musique 
je suis une pensée qui chante
inexorable
une pensée sonore 
qui ne cesse de s'élever
une pensée qui sature votre coeur 
d'une douceur rugueuse 
une pensée qui bruit à chaque instant
n'attendez pas de mourir 
pour écouter vraiment vos étoiles internes
n'attendez pas de mourir 
pour donner naissance 
au meilleur de vous-même
mille roses ouvertes dans le vide
a love supreme 
un amour à jamais suprême 
pour parler directement 
à la constellation des âmes 
reconnaissance 
accomplissement
voilà tout le baume de ma véhémence 
je suis un ascendant de ces hauteurs
où pense la lumière 
tout n'était que son 
et j'étais au milieu du son 
jamais je n'ai joué 
sans tout donner 
jamais je n'ai joué sans vous aimer
je suis le sourire du déluge
















Paul Eluard


Dominique aujourd'hui présente








Toutes les choses au hasard


Tous les mots dits sans y penser


Et qui sont pris comme ils sont dits


Et nul n'y perd et nul n'y gagne






Les sentiments à la dérive


Et l'effort le plus quotidien


Le vague souvenir des songes


L'avenir en butte à demain






Les mots coincés dans un enfer


De roues usées de lignes mortes


Les choses grises et semblables


Les hommes tournant dans le vent






Muscles voyants squelette intime


Et la vapeur des sentiments


Le coeur réglé comme un cercueil


Les espoirs réduits à néant






Tu es venue l'après-midi crevait la terre


Et la terre et les hommes ont changé de sens


Et je me suis trouvé réglé comme un aimant


Réglé comme une vigne






A l'infini notre chemin le but des autres


Des abeilles volaient futures de leur miel


Et j'ai multiplié mes désirs de lumière


Pour en comprendre la raison






Tu es venue j'étais très triste j'ai dit oui


C'est à partir de toi que j'ai dit oui au monde


Petite fille je t'aimais comme un garcon


Ne peut aimer que son enfance






Avec la force d'un passé très loin très pur


Avec le feu d'une chanson sans fausse note


La pierre intacte et le courant furtif du sang


Dans la gorge et les lèvres






Tu es venue le voeu de vivre avait un corps


Il creusait la nuit lourde il caressait les ombres


Pour dissoudre leur boue et fondre leurs glacons


Comme un oeil qui voit clair






L'herbe fine figeait le vol des hirondelles


Et l'automne pesait dans le sac des ténèbres


Tu es venue les rives libéraient le fleuve


Pour le mener jusqu'à la mer






Tu es venue plus haute au fond de ma douleur


Que l'arbre séparé de la forêt sans air


Et le cri du chagrin du doute s'est brisé


Devant le jour de notre amour






Gloire l'ombre et la honte ont cédé au soleil


Le poids s'est allégé le fardeau s'est fait rire


Gloire le souterrain est devenu sommet


La misère s'est effacée






La place d'habitude où je m'abêtissais


Le couloir sans réveil l'impasse et la fatigue


Se sont mis à briller d'un feu battant des mains


L'éternité s'est dépliée






O toi mon agitée et ma calme pensée


Mon silence sonore et mon écho secret


Mon aveugle voyante et ma vue dépassée


Je n'ai plus eu que ta présence






Tu m'as couvert de ta confiance.






- 1950 -






Ce poème provient du recueil intitulé " Le phénix "